« Le concept de
bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout
homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes
précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison
en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont
dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être
empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un
tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute
ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être
fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se
fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il
la richesse ? Que de
soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa
tête ! Veut-il beaucoup
de connaissance et de
lumières ? Peut-être cela
ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui
représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à
présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou
bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien
assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue
vie ? Qui lui répond que
ce ne serait pas une longue
souffrance ? Veut-il du
moins la santé ? Que de
fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber
une santé parfaite, etc… Bref, il est incapable de déterminer avec une
entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait
véritablement heureux :
pour cela il lui faudrait l’omniscience. […] [I]l n’y a donc pas à cet
égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire
ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la
raison, mais de
l’imagination »
(Kant
, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 2e
section)
« Tout vouloir naît du
besoin, donc du manque, donc de la
souffrance ; la
satisfaction y met un
terme ; mais pour un
souhait satisfait, au moins dix se trouvent
frustrés ; en outre la
convoitise dure longtemps, ses exigences sont sans
fin ; la satisfaction,
elle, est brève et chichement comptée. Or ce contentement final n’est
lui-même qu’apparent : le
souhait satisfait donne aussitôt lieu à un autre
souhait ; le premier est
une illusion qui a été reconnue, le second une illusion qui ne l’a pas
encore été. Aucun objet atteint par le vouloir ne peut procurer un
contentement durable,
définitif : l’objet sera
toujours pareil à l’aumône qui, jetée au mendiant, lui permet de vivoter
aujourd’hui en remettant son tourment à
demain. — C’est pourquoi,
aussi longtemps que notre conscience est remplie par notre volonté,
aussi longtemps que nous cédons à l’élan des souhaits avec l’espoir et
la crainte incessante qui lui sont associés, aussi longtemps que nous
sommes sujets du vouloir, nous ne connaîtrons jamais ni bonheur durable
ni repos. […] Ainsi, le sujet du vouloir se trouve continuellement
attaché sur la roue tournante d’Ixion, il remplit éternellement le
tonneau des Danaïdes, il est Tantale subissant ses éternels
supplices. »
(Schopenhauer
, Le Monde comme volonté et comme
représentation, Livre
III, §38)
« Les hommes n’ayant
pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se
rendre heureux, de n’y point
penser : c’est tout ce
qu’ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c’est une
consolation bien misérable, puis qu’elle va non pas à guérir le mal,
mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu’en le cachant
elle fait qu’on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi par un
étrange renversement de la nature de l’homme, il se trouve que l’ennui
qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand
bien, parce qu’il peut contribuer plus que toute chose à lui faire
chercher sa véritable
guérison ; et que le
divertissement qu’il regarde comme son plus grand bien est en effet son
plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute chose de chercher
le remède à ses maux. Et l’un et l’autre est une preuve admirable de la
misère, et de la corruption de l’homme, et en même temps de sa
grandeur ; puisque
l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations
que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a
perdu ; lequel ne
trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses
extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans
nous, ni dans les créatures, mais en Dieu
seul. »
(Pascal
, Les Pensées, édition de Port-Royal,
ch.XXVI avec la glose des éditeurs = fragment Divertissement
n° 2 / 7)
« Prends l’habitude de
penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal
résident dans la sensation or la mort est privation de toute
sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort
n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle,
non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous
enlevant le désir de l’immortalité. […] Il faut se rendre compte que
parmi nos désirs les uns sont naturels les autres vains […] Et en effet
une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute
aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là
la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin
d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois
nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant
n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque […] C’est
pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la
vie heureuse. […] Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature
propre est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à
rechercher pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute
douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque
douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des
inconvénients à attendre. […] C’est un grand bien à notre avis que de se
suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin
que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que
nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de
l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est
naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un
désir naturel est malaisé à se procurer. […] Quand donc nous disons que
le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs
voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances
déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou
qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont
nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir
et, pour l’âme, à être sans
trouble. »
(Épicure
, Lettre à Ménécée)
« I/ 1.— Parmi les
choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous,
dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en
quoi c’est nous qui
agissons ; ne dépendent
pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques,
tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. 2.— Ce qui dépend de
nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni
entraves ; ce qui n’en
dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est
étranger. 3.— Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est
naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu
vivras contrarié, chagriné, tourmenté
[…] ; mais si tu ne juges
tien que ce qui l’est
vraiment — et tout le
reste étranger —, jamais
personne ne saura te contraindre ni te barrer la
route ; tu ne t’en
prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre
ton gré, personne ne pourra te faire de mal. […] 5.— Donc, dès qu’une
image viendra te troubler l’esprit, pense à te
dire : « Tu
n’es qu’image, et non la réalité dont tu as
l’apparence. » Puis,
examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta
vie : avant tout, vois si
cette réalité dépend de nous ou n’en dépend
pas ; et si elle ne
dépend pas de nous, sois prêt à
dire : « Cela
ne me regarde pas. »
[…] III/ Pour tout objet qui t’attire, te sert ou te plaît,
représente-toi bien ce qu’il est, en commençant par les choses les plus
petites. Si tu aimes un pot de terre,
dis-toi: « J’aime
un pot de terre. » S’il
se casse, tu n’en feras pas une maladie. […] IV/ Quand tu te prépares à
faire quoi que ce soit, représente-toi bien de quoi il s’agit. Si tu
sors pour te baigner, rappelle-toi ce qui se passe aux bains
publics : on vous
éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole. […] V/ Ce
qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité mais les jugements
qu’ils portent sur elle. Ainsi, la mort n’a rien de redoutable. Socrate
lui-même était de cet avis: la chose à craindre, c’est l’opinion que la
mort est redoutable. Donc, lorsque quelque chose nous contrarie, nous
tourmente ou nous chagrine, n’en accusons personne d’autre que
nous-mêmes: c’est-à-dire nos opinions. […] VIII/ N’attends pas que les
événements arrivent comme tu le
souhaites ; décide de
vouloir ce qui arrive comme cela arrive et tu seras heureux. […] X/
Devant tout ce qui t’arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche
quelle faculté tu possèdes pour y faire face. […] En t’exerçant ainsi tu
ne seras plus le jouet de tes
représentations. »
(Épictète
, Manuel)
« Peu de créatures
humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la
promesse de la plus large ration de plaisirs de
bêtes ; aucun être humain
intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à
être un ignorant, […] même s’ils avaient la conviction que l’imbécile,
l’ignorant […] sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement
satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. […] Un être pourvu de facultés
supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à
souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus
de points vulnérables qu’un être de type inférieur, mais en dépit de ces
risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau
d’existence qu’il sent inférieur. Nous pouvons donner de cette
répugnance le nom qu’il nous plaira […] mais si on veut l’appeler de son
vrai nom, c’est un sens de la dignité que tous les êtres humains
possèdent, sous une forme ou sous une autre, et qui
correspond – de façon
nullement rigoureuse
d’ailleurs – au
développement de leurs facultés supérieures. […] Il vaut mieux être un
homme insatisfait qu’un porc
satisfait ; il vaut mieux
être Socrate insatisfait qu’un imbécile
satisfait. » (John Stuart
Mill
, L’utilitarisme,
II, §6)
« L’effort est
pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où
il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y
avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. […] [P]lus riche est la
création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est
joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et
moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine
qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent
qu’il gagne et de la notoriété qu’il
acquiert ? Richesse et
considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction
qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la
joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une
entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des
joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle
du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes
travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives
de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur
profonde ! On tient à
l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr
d’avoir réussi. […] Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la
vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa
raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de
l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les
hommes : la création de
soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire
beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il
y avait de richesse dans le
monde ? »
(Bergson
, L’Énergie
spirituelle, « La
conscience et la
vie »)