I – Le bonheur : un idéal impossible ?

Texte 1 – Kant : le bonheur est un idéal de l’imagination

« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc… Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. […] [I]l n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination » (Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 2e section)

Texte 2 – Schopenhauer : le désir nous condamne à un état d’insatisfaction permanente

« Tout vouloir naît du besoin, donc du manque, donc de la souffrance ; la satisfaction y met un terme ; mais pour un souhait satisfait, au moins dix se trouvent frustrés ; en outre la convoitise dure longtemps, ses exigences sont sans fin ; la satisfaction, elle, est brève et chichement comptée. Or ce contentement final n’est lui-même qu’apparent : le souhait satisfait donne aussitôt lieu à un autre souhait ; le premier est une illusion qui a été reconnue, le second une illusion qui ne l’a pas encore été. Aucun objet atteint par le vouloir ne peut procurer un contentement durable, définitif : l’objet sera toujours pareil à l’aumône qui, jetée au mendiant, lui permet de vivoter aujourd’hui en remettant son tourment à demain. — C’est pourquoi, aussi longtemps que notre conscience est remplie par notre volonté, aussi longtemps que nous cédons à l’élan des souhaits avec l’espoir et la crainte incessante qui lui sont associés, aussi longtemps que nous sommes sujets du vouloir, nous ne connaîtrons jamais ni bonheur durable ni repos. […] Ainsi, le sujet du vouloir se trouve continuellement attaché sur la roue tournante d’Ixion, il remplit éternellement le tonneau des Danaïdes, il est Tantale subissant ses éternels supplices. » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre III, §38)

Texte 3 – Pascal : le divertissement ne nous délivre pas de la misère de l’existence humaine

« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser : c’est tout ce qu’ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c’est une consolation bien misérable, puis qu’elle va non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu’en le cachant elle fait qu’on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de l’homme, il se trouve que l’ennui qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu’il peut contribuer plus que toute chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement qu’il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l’un et l’autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de l’homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul. » (Pascal, Les Pensées, édition de Port-Royal, ch.XXVI avec la glose des éditeurs = fragment Divertissement n° 2 / 7)

II – Les sagesses antiques : un art de vivre qui rend le bonheur possible

Texte 4 – Épicure : le bonheur se trouve dans le simple plaisir d’exister

« Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. […] Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels les autres vains […] Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque […] C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. […] Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. […] C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. […] Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. » (Épicure, Lettre à Ménécée)

Texte 5 – Épictète : il faut distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous

« I/ 1.— Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons.  2.— Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves ; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger.  3.— Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté […] ; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment — et tout le reste étranger —, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal. […]  5.— Donc, dès qu’une image viendra te troubler l’esprit, pense à te dire : « Tu n’es qu’image, et non la réalité dont tu as l’apparence. » Puis, examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta vie : avant tout, vois si cette réalité dépend de nous ou n’en dépend pas ; et si elle ne dépend pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. » […]  III/ Pour tout objet qui t’attire, te sert ou te plaît, représente-toi bien ce qu’il est, en commençant par les choses les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi: « J’aime un pot de terre. » S’il se casse, tu n’en feras pas une maladie. […]  IV/ Quand tu te prépares à faire quoi que ce soit, représente-toi bien de quoi il s’agit. Si tu sors pour te baigner, rappelle-toi ce qui se passe aux bains publics : on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole. […]  V/ Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité mais les jugements qu’ils portent sur elle. Ainsi, la mort n’a rien de redoutable. Socrate lui-même était de cet avis: la chose à craindre, c’est l’opinion que la mort est redoutable. Donc, lorsque quelque chose nous contrarie, nous tourmente ou nous chagrine, n’en accusons personne d’autre que nous-mêmes: c’est-à-dire nos opinions. […] VIII/ N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive comme cela arrive et tu seras heureux. […]  X/ Devant tout ce qui t’arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. […] En t’exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet de tes représentations. » (Épictète, Manuel)

III – Le perfectionnisme moral : le bonheur comme accomplissement

Texte 6 – John Stuart Mill : le bonheur se trouve dans l’exercice de nos facultés

« Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, […] même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant […] sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. […] Un être pourvu de facultés supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur, mais en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. Nous pouvons donner de cette répugnance le nom qu’il nous plaira […] mais si on veut l’appeler de son vrai nom, c’est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou sous une autre, et qui correspond – de façon nullement rigoureuse d’ailleurs – au développement de leurs facultés supérieures. […] Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. » (John Stuart Mill, L’utilitarisme, II, §6)

Texte 7 – Bergson : le bonheur se trouve dans la joie de la création de soi par soi

« L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus pré­cieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. […] [P]lus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, phy­siquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ? » (Bergson, L’Énergie spirituelle, « La conscience et la vie »)

QUESTIONS (150 mots minimum pour chaque question)